Category Archives: graines d’amour et de tendresse

Je suis arrivé en 1996 à la Fauconnière à Gonesse. Depuis 1997, j’ai commencé à essayer de prendre les jeunes en main pour de leur donner de quoi s’occuper.

Ce travail que je fais avec les jeunes, je l’ai commencé depuis Sarcelles où je vivais avant. Ici, j’ai vu des jeunes comme là-bas, livrés à eux mêmes, dehors, à traîner. Je me suis occupé de certains qui sont devenus aujourd’hui des grands frères et maintenant, je m’occupe de leurs petits frères. Je m’étais dit que si personne ne s’occupe de ces jeunes là, c’est d’autres qui vont le faire pour les amener dans de mauvaises choses comme la vente de drogues ou autres choses.

Pourquoi je fais ça ? Nous, avant, quand on faisait des bêtises ou qu’on partait pas à l’école, on avait toujours un grand frère pour nous arrêter, pour nous dire de retourner à l’école, qui nous tapait même des fois dessus pour nous faire aller droit. Quand on partait vers l’obscurité, ils nous disaient :

– Non, ce n’est pas le bon chemin ! Revenez vers là. Ne négligez pas l’école. Ne suivez pas nos traces.

Je me rends compte aujourd’hui, que ce genre de choses sont perdues Aujourd’hui, c’est fini. Il n’y a plus rien pour guider ces gamins vers le bien. Il n’y a plus que ceux qui ont pris de mauvais chemins qui entraînent les petits dans leurs traces.

Aujourd’hui, un gamin ne va pas à l’école personne ne lui demande rien et il peut traîner toute la journée à l’extérieur sans que personne ne s’inquiète. C’est pour ça que je me suis dis :

– Pourquoi ne pas faire pour ces jeunes ce que l’on a fait pour nous ? Pourquoi ne pas prendre le temps pour ces jeunes pour les diriger vers la lumière ?

Il faut pouvoir leur donner autre chose sinon ça va s’aggraver encore plus, de plus en plus. Ce qu’il faut ce n’est pas plus de policiers mais plus de gens à travailler dans les quartiers, à savoir parler aux jeunes. Ces gens là doivent avoir vécu ici, il faut savoir aborder ces jeunes et les policiers ne savent pas. Eux, c’est direct dans l’agression. Ils ne viennent pas pour dialoguer. Des fois, je les vois intervenir devant le centre. Ils ne discutent pas, c’est :

– Lève-toi ! Colle toi au mur !

Et ils palpent, ils fouillent. Non, il faudrait qu’ils fassent leur travail plus tranquillement. Certains sont bien mais beaucoup d’autres cherchent. Ils salissent ce qu’ils représentent.

C’est un travail qui demande des mois, une approche plus tranquille en faisant des activités, des rencontres. Tout doucement, une confiance peu s’installer.

Cœur musical, c’est le nom de notre association. On ne savait pas quel nom donner au début. On cherchait, on cherchait. On s’est dit que beaucoup de jeunes n’ont pas assez de tripes, assez de cœur pour donner aux autres. On discutait, on se disait qu’ils ont le cœur dur, qu’ils ont la haine, qu’ils sont perdus dans la violence. On s’est dit pourquoi ne pas changer ça, d’enlever cette haine et de mettre de l’amour, que cet amour passera et se fera par la musique. C’est là qu’est né le nom Cœur musical. Par rapport à toute cette violence, il faut que l’amour revienne dans les cœurs et par la musique qui apaise les cœurs.

F, 43 ans.

Ma mère a accouché de neuf enfants. Elle n’arrêtait jamais, il n’y avait pas de machines à laver, pas de robots, rien, elle devait tout faire et elle y arrivait. Aujourd’hui, on n’a le temps de rien. Quand on a deux enfants, on ne sait plus comment s’en sortir. On court tout le temps.

Tout va trop vite dans ce monde. Comme on dit :

– Ce n’est pas le monde qui fait l’homme mais c’est l’homme qui fait le monde.

Elsa

Les mots de fraternité et d’éternité ont du sens pour moi. Cela me rappelle un plat qu’il y avait chez nous, en Tunisie, le Kasaâ. C’était un très grand plat en terre, on l’installait dehors, à l’air libre. Les gens du village venaient et ils mettaient trois pierres, puis ils mettaient du bois puis ils allumaient un feu. Ils posaient le plat dessus. Les femmes préparaient le couscous dedans. C’était des heures de travail mais les femmes parlaient entre elles en travaillant.

C’était un plat qu’on sortait pour les jours de fête, pour les mariages. Quand c’était prêt tout le monde venait et on mangeait.

On ne disait rien, pas besoin d’invitation, c’était simple, il n’y avait pas besoin de mot pour venir, pour manger.

Les gens venaient et même quelqu’un de passage peut venir pour manger, il est le bienvenu même si on ne le connaît pas. Le Kasaâ, c’était vraiment le plat pour partager avec tout le monde.

J’ai vécu ça quand j’étais petite.

Je ne savais pas le sens de ce plat, je ne savais pas le but de ce plat. On venait, on mange pour vivre et c’est tout. Mais non, je m’aperçois aujourd’hui, que le but du Kasaâ, c’était pas de faire à manger mais que c’était pour réunir les gens, pour parler, pour partager, pour être ensemble.

C’est ce qu’on cherche dans la vie, la fraternité. Quelque part, on cherche cette fraternité éternellement. Tous, on voulait ça sur terre et on a tout perdu.

On nous parle de liberté mais il n’y a pas de liberté quand certains font le mal pour les autres. Il n’y a pas de liberté si on ne va pas tous ensemble.

Aujourd’hui, on est réuni pour parler de nos problèmes, pour parler de nos vies, comme autrefois, les gens se réunissaient autour du plat.

Aujourd’hui, on dit qu’on n’a pas le temps, on n’a jamais le temps. Mais avant, on ne se plaignait jamais du temps, on prenait toujours le temps de faire les choses.

Aujourd’hui, on ne fait plus rien, on achète tout tout-prêt et on dit qu’on n’a pas le temps.

Souad

Ma grand-mère en Algérie nous racontait beaucoup d’histoires. Parfois, la vie était dure, on avait faim, on avait froid, on avait peur avec la guerre. Alors, ma grand-mère nous rassemblait autour d’elle et elle racontait et on l’écoutait sans bouger, serrer les uns contre les autres. Ces histoires nous faisaient du bien. Grâce aux contes, on se sentait moins malheureux, on gardait l’espoir.

C’est une histoire qui est restée fraîche dans ma mémoire.

C’est l’histoire d’une femme, d’une veuve qui vivait seule avec son fils. Un jour, elle envoie son garçon chercher un peu d’huile au marché. Là-bas, le garçon entend des marchands qui disent :

Oh, la vie est dure ! La vie est très, très dure. La vie est pénible. La vie est difficile.

Dans la parole des hommes, tout le temps, le mot vie revenait. Pour le petit garçon, ce mot, c’était un mystère. Il rentre chez lui et va voir sa mère :

– Mère, expliquez- moi, c’est quoi la vie ?

Mon fils, tu veux connaître la vie ?

– Oui, mère.

– Alors, va labourer le champ à coté que ton père a laissé en friche. Après, je t’expliquerai ce qu’est la vie.

Le garçon va dans le champ et il laboure la terre. Il travaille trois jours durant du matin au soir. Enfin la terre est prête à recevoir les semences.

– Mère, j’ai labouré la terre, expliquez-moi maintenant c’est quoi la vie ?

– Prends ce sac de grains de blé et va le semer et je t’expliquerai ce qu’est la vie.

Le garçon va et sème et sème le grain.au soir, il revient voir sa mère et repose sa question :

– Mère, la vie c’est quoi ?

– Mon fils, une fois que tu as semé les graines, il faut aller au puits, prendre de l’eau et arroser les graines pour qu’elles poussent.

Le fils obéissant exécute ce que sa mère lui demande, il tire les seaux d’eau du puits puis arrose un à un les sillons du champ.

– Mère, expliquez-moi ce qu’est la vie ?

– Mon fils, une fois que les graines auront germé, une fois que les épis auront poussé et donnés leurs graines, je t’expliquerai.

Le fils prend bien soin de sa plantation jusqu’au moment de la récolte. Il ramène ses sacs de grains de blé à sa mère.

– Mère, expliquez-moi la vie.

– Mon fils, la vie, c’est le sol que tu as labouré, c’est les graines que tu as semé, c’est l’eau que tu leur a donnée. La vie, c’est le soleil qu’il leur a fallu pour pousser. La vie, c’est chaque jour que tu t’es levé et que tu as travaillé pour faire pousser le blé. La vie, c’est l’amour que je te donne et c’est l’amour que ton père m’a donné. Mon fils, la vie, c’est l’amour que tu vas transmettre autour de toi. L’amour que tu vas donner va faire naître la vie. C’est ça la vie, mon fils.

C’est une histoire que j’ai racontée à mes petits enfants ici, en France. Quand la vie ici est difficile, j’aime bien penser à cette histoire de ma grand-mère, elle me fait du bien.

Une histoire qui est arrivée à la libération dans le village de Saint Vit.

Mon mari travaillait sous un faux nom dans une scierie pour échapper au STO en Allemagne. Dans cette scierie, il y avait un officier Allemand qui a été logé pendant près de deux ans. C’était un homme très poli avec tout le monde. Ce n’était pas un nazi. Il nous disait qu’il était triste de cette guerre. Il nous disait qu’il avait son père et ses deux frères dans cette guerre, que ce n’était pas bien, qu’il n’avait pas le choix. En Allemagne, tous les jeunes Allemands ont été pris, ils ne pouvaient pas refuser. Les derniers soldats Allemands qu’on a vu passer dans le village de Saint Vit, c’était des gosses de seize, dix sept ans.

Il se trouve que la fille du patron de la scierie est tombée amoureuse de cet Allemand. Tout le monde le savait dans le village. Ils se promenaient dans le village et comme le font les amoureux du monde entier, ils s’embrassaient et s’enlaçaient. Elle l’aimait. Lui aussi l’aimait. Ils s’étaient promis de se retrouver après la guerre. Manque de chance, lui s’est fait tuer à la fin de la guerre.

A la libération, les résistants, à une quinzaine avec des gens du village, sont venus pour prendre cette jeune femme et pour la tondre. Ils criaient :

– A mort ! A mort ! Salope ! Déshabillez là ! La tonte ! La tonte !

C’était de la haine, de la méchanceté. Tout le village presque était là. Ma mère, quand elle a vu ça, a attrapé mes quatre enfants et elle est partie. C’était pas beau. Moi, je suis restée. Je voulais voir ce qui allait arriver. Il y en avait qui criait, il y en avait qui pleurait. Moi, je pleurais.

C’est le maire du village qui a eu le courage de s’interposer. Il était résistant lui aussi. Il a pris la fille avec lui et il a dit :

– Si vous la touchez, vous me toucherez aussi.

Il l’a emmenée chez lui sous sa protection. Et les autres fous sont partis. A la suite de cette histoire, cette femme a été obligée de quitter le pays.

Cette scène est restée. De voir cette méchanceté, cette haine, cette rage. Cette fille n’avait rien fait de mal. Elle n’avait dénoncé personne. Moi, je savais qu’ils s’aimaient. Et quand on s’aime, on s’aime. On peut aimer n’importe qui, de n’importe quelle race, de n’importe quelle couleur. On peut pas empêcher les cœurs de s’aimer. Un amour, c’est un amour.

Mais il y eu de telles horreurs des nazis dans la guerre qu’à la libération, les gens ont voulu se venger.

Encore aujourd’hui, je ne comprends pas cette guerre. Pourquoi cette tuerie ? Pourquoi cette chasse aux juifs, aux communistes ? Et encore aujourd’hui, pourquoi toutes ces guerres ?

Pour moi, le monde, l’humanité est comme une grande prairie où il y a de tout. Il y a des fleurs toutes différentes ; des grandes, des petites, de toutes les tailles, de toutes les couleurs. Il y en a qui se fanent, il y en a qui meurent, il y en a qui sortent de terre, d’autres qui poussent. Il y en a qui sont tordus, d’autres malades. Chaque fleur, chaque brin d’herbe est différent de l’autre mais fait partie d’un ensemble. C’est beau, une prairie ! C’est plein de couleurs, c’est plein de vie. Un pissenlit, c’est beau ! Quand tu souffles sur les graines de pissenlit que tu les vois s’envoler partout vers l’immensité, c’est beau de voir cette vie qui s’envole. C’est quelque chose de vivant, il y en a partout, sur tous les continents, en montagne, en plaine, c’est une multitude. Je vois les gens comme les fleurs, comme les brins d’herbe d’une immense prairie, tous différents, mais rien sans les autres. La plus belle des fleurs ne veut rien dire sans les autres.

Cette image, j’y ai pensé, il y a longtemps. J’étais toute jeune quand j’ai commencé à travailler en usine. Je suis rentrée en hiver, le 2 février. Par la fenêtre, je voyais une bande de pelouse. Pour moi, c’était ma petite prairie. J’ai vu, au printemps, l’herbe de cette pelouse pousser. J’ai vu naître des fleurs et parmi les pâquerettes, les fleurs de trèfle, de pissenlit, j’ai vu apparaître une fleur bleue. C’est une fleur des dunes, une de ces fleurs de sable, une fleur rare qui est protégée. Elle avait des pétales d’un bleu très joli. Je l’aimais beaucoup. J’aimais la voir grandir, là, sous ma fenêtre. Elle était très belle, elle avait poussé toute seule au milieu de l’herbe et des pissenlits. Elle avait réussi malgré la construction de l’usine à repousser là.

Quand les gars venaient tondre ma petite prairie, ils tondaient ma fleur. La fois suivante quand les jardiniers sont arrivés, je leur ai dis :

– Ecoutez non ! S’il vous plait, il ne faut pas m’enlever ma fleur bleue.

Alors, ils ont tondu tout autour. J’étais contente. J’ai regardé par la fenêtre et j’ai vu ma fleur bleue. Elle avait l’air idiote, toute seule, là, toute fière, avec rien autour. Elle était belle mais elle ne voulait plus rien dire, elle était seule. La fois d’après, quand les jardiniers sont venus, je leur ai dis :

– Vous pouvez couper la fleur s’il vous plaît. Elle ne veut plus rien dire toute seule comme ça. Elle repoussera avec les autres.

Alors, ils ont coupé la fleur bleue. Après, elle a repoussé au milieu des autres.

C’est fort une fleur ! C’est une force de vie incroyable. Dans le macadam, devant mon garage, il y a une pensée qui a poussé. Je faisais très attention de ne pas l’écraser. Elle avait fleuri là, dans le macadam. C’est extraordinaire, la force de vie d’une fleur. C’est tellement fragile, tellement éphémère, un rien peut la casser et, en même temps, c’est fort, ça peut pousser n’importe où, avec si peu de terre, d’eau ou de soleil. C’est la beauté de la vie, sa fragilité, ça finit un jour mais ça repousse. C’est une image que j’aime de comparer les gens aux fleurs.

Moi, mon arrivée en France, je l’ai vécue comme une belle histoire.

Nous sommes partis en 63, un an après l’indépendance en Algérie. Il fallait voyager à travers le pays puis prendre le bateau, traverser la mer. J’avais toujours rêvé de prendre un bateau et mon rêve se réalisait. On a débarqué à Marseille. Après on est monté à Roubaix où mon père travaillait dans les filatures à l’usine de Mascara. C’était un travail à la chaîne très, très dur à la filature et il y avait beaucoup d’Algériens là-bas.

On est arrivée, ça devait être au mois d’août, deux, trois semaines après, c’était la rentrée des classes. C’est là que débute mon histoire.

Le jour de la rentrée des classes, j’étais à l’école des filles. J’étais habillée avec ma plus belle robe, une robe Kabyle pleine de garnitures, ornée de zigzags de toutes les couleurs. Une robe multicolore que m’avait faite une de mes tantes en Kabylie avant de fuir. J’arrive en CP, j’avais déjà dix ans, j’étais dans la même classe que ma petite sœur de six ans. J’étais la plus âgée, la plus grande mais je ne m’en rendais pas compte, tellement j’étais une petite fille heureuse dans cette si jolie robe. Je me sentais vraiment quelqu’un d’unique dans ma robe longue magnifique avec mes ballerines noires, vernies et mes socquettes blanches.

En Algérie, j’allais déjà à l’école Coranique, je savais lire et écrire couramment l’Arabe. Mais je commençais tout juste à apprendre le Français. Quand je suis arrivée en France, la seule phrase que je savais en Français c’était :

– Comment tu t’appelles ?

– Je m’appelle Ali.

Je ne savais pas un seul mot de Français, à part cette phrase.

Au début de la classe, la maîtresse passait dans les rangs et interrogeait chaque enfant, un à un. J’étais à la troisième rangée, à la dernière table. Elle arrive et elle me dit :

– Comment tu t’appelles ?

Et moi, forcément, je lui réponds, toute fière :

–  Je m’appelle Ali.

Elle me répète :

– Non ! Non ! Non ! Comment tu t’appelles toi ?

Je m’appelle Ali.

Elle ne s’était attardée à aucune table et comme elle s’attardait à la mienne, j’étais très fière. Pour moi, ça voulait dire que j’étais plus intéressante que les autres, j’étais le personnage de la classe. Deux fois, trois fois, elle m’a posée la question et à chaque fois, moi, avec un grand sourire :

– Je m’appelle Ali.

Le soir, j’ai raconté toute fière l’histoire à mon père et au monsieur qui nous hébergeait et il m’a dit :

– Non, quand on te demande comment tu t’appelles, tu dois dire ton prénom à toi. Tu dois dire :

Je m’appelle Zohra.

Finalement j’ai passé quatre ans dans cette école et j’ai réussi, en quatre années, à apprendre à parler et à écrire le Français et j’ai réussi à avoir mon certificat d’étude.

Zohra, dans ma langue, ça veut dire chance.

L’amour c’est la voix du cœur

C’est quand on aime, quand on chérie, quand on protège

C’est l’importance d’un être cher à nos yeux

Aimer quelqu’un, c’est vouloir le rendre heureux

C’est un sentiment parfois douloureux

L’amour c’est aimer, aimer à la folie, aimer passionnément, aimer pour toujours

Ça ne peut pas être pas du tout.

Pas du tout, c’est contre l’amour

L’amour

C’est un sentiment qui remplit notre esprit, notre âme, notre cœur

Parler d’amour, on pensait que c’était facile à faire mais c’est dur à dire avec ses propres mots, sans reprendre les mots des autres.

L’amour, c’est beaucoup trop important pour qu’on puisse le dire.

L’amour, si on n’est pas aidé, c’est noir, c’est impossible à dire

T’as peur de le dire

Gravir une montagne, c’est plus facile à faire que dire Je t’aime.

T’arrives pas à le dire, ça t’empêches de dormir, c’est un poids dans la conscience, ça revient à la charge chaque matin.

Avant d’être un plaisir incandescent, c’est d’abord une douleur.

Parler d’amour ça m’allège, ça me soulage le cœur.

L’amour C’est la voix du cœur

                                                                                Marie, 12 ans.

J’ai travaillé trente cinq ans en hôpital dans les labos. A l’hôpital, pendant trente cinq ans, j’ai tous les jours été debout. Toujours debout et toujours à courir d’un étage à un autre étage, d’un bout d’un couloir à l’autre. Je n’aime pas les ascenseurs, ça m’a toujours fait peur de rester enfermée dans cette boîte en ferraille, alors, je prenais les escaliers. Je montais et je descendais à longueur de journée. Ma vie de travail, c’est une vie debout, c’est une vie à monter et à descendre les escaliers. Alors, forcément, aujourd’hui, à force d’être restée debout, j’ai des problèmes de jambes, j’ai eu des phlébites et j’ai mal aux genoux. Certains jours, je boîte un peu, le matin surtout.

Mais tous les jours, je fais ma promenade. Je me force certains matins, mais ma promenade, c’est sacré. Je descends les trois étages de ma tour et je pars me promener dans la ville, je regarde les maisons, je regarde les jardins. J’adore les jardins. Mon rêve, c’aurait été d’en avoir un, mais ici, même en banlieue, c’est devenu hors de prix. Moi, mon petit jardin, c’est sur mon balcon, j’y fais pousser de la menthe, du basilic, du persil, j’ai même des tomates cerises que je fais pousser en été et des fleurs bien sûr. Alors, quand je me promène, je quitte ma tour et la cité et je vais vers le quartier pavillonnaire.

Puis, j’ai mon secret. Tous les jours, je passe par mon petit sentier. C’est un petit chemin qui passe entre les murs des maisons et qui remonte vers la gare. Dans le béton, à deux endroits, il y a écrit Je t’aime avec deux grands cœurs. Il y a deux Je t’aime et deux grands cœurs, deux en haut du sentier et deux en bas. A chaque fois, je m’arrête et je reste un moment à les regarder.

L’autre jour, j’ai emmené ma petite fille qui a six ans en promenade et on est passé par le sentier et je lui ai dit :

– Tu vois ma chérie, les grands cœurs et les Je t’aime, c’est ton grand-père qui les a gravés pour moi dans le béton.

– C’est Grand-père qu’a fait ça pour toi ?

– Oui ma chérie, c’est ton grand-père pour ta grand-mère.

– Ça veut dire qu’il était très amoureux de toi alors ?

– Oui, ma chérie.

Et c’est vrai, mon mari, c’est un fou d’amour et c’est lui qui a gravé les cœurs. Quand ils avaient refait le sentier il y a une dizaine d’années, ils avaient mis des barrières, mais lui, ça a toujours été un bandit, il est passé par-dessus et il a tracé les cœurs et les Je t’aime avec son couteau dans le béton frais.

Alors, tous les jours, je passe par mon sentier et je regarde les cœurs en béton. Le sentier est un peu dans l’ombre et les gens passent ici sans les voir. C’est un peu mon secret que je savoure à chaque promenade. A chaque fois que je pose mon pas dessus, c’est le même bonheur, c’est la même joie.

Hier, je suis passée et j’ai vu qu’avec l’hiver et la pluie, une petite mousse s’était formée. On voyait mal les dessins des cœurs et les Je t’Aime. J’ai frotté avec mon pied et avec un bâton mais ça avait du mal à partir. Demain, je vais y retourner avec une brosse et de l’eau de javel pour bien tout nettoyer.

Des fois, j’imagine quand on ne sera plus là et je me dis que ma petite fille aura grandi, qu’elle aura des enfants et qu’elle les amènera peut-être voir les cœurs et les Je t’aime et qu’elle leur dira :

– C’est votre arrière grand-père qui les a fait pour votre arrière grand-mère parce qu’ils s’aimaient très fort.

Certaines ont des cœurs gravés dans les troncs d’un arbre, moi, j’ai des cœurs gravés dans le béton.           

Ici, il y a des histoires d’amour magnifiques. Il y a un couple de vieux, très âgés. Je les ai toujours vus à se promener à deux, cote à cote. Pour moi, c’était bizarre de les voir comme ça, alors que les autres couples d’Algériens, c’était la femme devant, à porter les sacs avec tous les enfants autour, et les hommes, derrière, les mains dans les poches, à discuter entre eux. Mais eux, ce petit couple d’amoureux, c’était autre chose, on voyait qu’il s’entendait bien, ils avaient toujours un petit sourire sur les lèvres. Moi, j’ai grandi en voyant ce couple qui passait aux pieds des blocs.

Puis le hasard a fait que je suis devenu amie avec Shéhérazade, la plus jeune de leurs filles. J’ai appris à connaître ses parents. Un jour où j’étais chez eux, la mère de mon amie m’a racontée son histoire.

Elle a raconté qu’avant, elle habitait un petit village en Algérie. Dans le village, leurs deux familles se détestaient à mort. Mais à quatorze quinze ans, lui et elle se sont vus, ils se sont trouvés et sont tombés amoureux. Lorsque l’amour frappe à la porte des cœurs, personne ne peut l’empêcher d’entrer comme disait ma grand-mère. Lui et elle se voyaient en cachette, ils se donnaient des rendez-vous secrets. A chaque fois, ils avaient peur de se faire prendre mais leur amour était trop fort. La haine de leur famille était trop violente et c’était impossible pour eux d’avouer leur sentiment. Leur amour était impossible chez eux.

Un jour, lui a décidé de partir. Il lui a dit :

– Je vais partir en France, je vais travailler là-bas et je reviendrai te chercher.

Il est venu en France. Il a travaillé en usine. Il vivait dans les baraquements. Il a économisé, économisé en pensant à elle. Et un jour, il est retourné en Algérie pour la chercher. Mais leurs familles se haïssaient toujours autant, impossible de parler de mariage.

Alors, une nuit, il est venu chez elle. Elle a pris quelques affaires dans un sac poubelle. Elle est passée par la fenêtre avec son sac poubelle. Il l’a attrapée et elle s’est enfuie avec lui dans la nuit. Il l’a enlevée et elle l’a suivi. Ils ont pris le bateau et il l’a ramenée en France où ils ont fait leur vie.

Ça m’a fait bizarre d’entendre une histoire pareille sur des anciens en Algérie. C’est la seule véritable histoire d’amour que je connaisse sur des anciens. Les autres, c’était souvent des mariages arrangés entre famille. On présentait la femme à l’homme et ils s’épousaient. Mais là, c’était autre chose, c’était Roméo et Juliette en bien.

Maintenant, quand je les croise avec leur petit sourire, je les regarde avec d’autres yeux. Je regarde le père, c’est un très vieil homme et je l’imagine, jeune, en train d’enlever sa femme. Et je l’imagine, elle, à enjamber la fenêtre en pleine nuit avec son sac poubelle. Quand je vois cette grand-mère, je lui dis comme ça en rigolant :

– Tout de même, vous n’avez pas honte, passer par la fenêtre !

Et elle rigole à chaque fois comme si elle avait vingt ans.