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Ça faisait huit jours que j’étais arrivé sur le centre et j’étais jeune plombier à Clermont-Ferrand. C’était l’hiver, il faisait froid, très froid, moins 17 à moins 20 degrés. J’avais jamais eu autant froid. J’en pleurais, tellement j’avais froid, à plus sentir tes mains, à plus sentir tes pieds, à avoir les oreilles gelées. On a eu un arrivage de casquettes fourrées. Tout le monde a eu une casquette sauf moi, qui était le dernier arrivé.

Je travaillais avec des anciens, il y en avait un, tout le monde l’appelait le Vieux, c’était un vieux gazier. Le matin, avant de partir, le Vieux, il me voit sans casquette.

T’as pas de casquette jeune ?

– Non, ils ont du m’oublier.

Il va voir le contremaître.

– Pourquoi, le jeune, il a pas de casquette ?

L’autre le prend de haut :

– C’est comme ça ! Il a pas de casquette ! Il a pas besoin de casquette pour travailler. Les magasins sont fermés et on va pas en faire toute une histoire. Allez ! Au boulot !

– Ah bon ! Ça fait rien. A dit le Vieux.

Pour travailler, le matin, on chargeait les camions avec des grandes caisses en fer qu’on appelait notre baise en ville mais, dedans, c’était pas une brosse à dent mais tous nos outils propres et bien rangés. Je vois Le Vieux et les quatre autres mecs de l’équipe qui descendent leurs caisses du camion et qui les posent devant les bureaux. Puis, ils s’assoient dessus et ils fument leurs cigarettes tranquillement. Le contremaître sort de son bureau.

– Ben alors ! Qu’est-ce que vous faites là ?

– On attend.

Vous attendez quoi ?

– On attend que le jeune il ait sa casquette.

L’autre, il s’est mis à gueuler comme un putois mais les gars n’ont pas bougé. Ils sont restés là, assis à attendre en fumant leurs clopes. Il n’y a pas eu un autre mot. A la fin, le contremaître a été au magasin et j’ai eu ma casquette. Et après seulement, on est parti.

Le Vieux s’appelait en vérité Nourrisson. Il est mort depuis. C’était une stature, un vrai géant qui parlait pas beaucoup mais quand il parlait, on l’écoutait.

Les anciens disaient toujours qu’il n’y a pas de petites revendications, que toutes les revendications sont importantes, de la casquette à la sécu.

C’est cette histoire qui m’a fait me syndiquer et plus tard qui m’a fait militer.

Ce geste de fraternité, de solidarité, a beaucoup marqué ma mémoire et je m’en souviendrai toujours.

Il n’y a pas de petite lutte ! Comme aimait à le répéter Dédé Machelard, un vieux militant. J’étais jeune ouvrier monteur en équipe lourde, des idéaux plein la tête, je ne pensais qu’au grand soir et Dédé qui avait connu la résistance et toutes les grandes luttes d’après guerre nous disait que le combat pour une paire de chaussure est aussi important que celui de la sécu.

J’étais au district de Partenay et à l’époque on formait une vraie équipe de rugby, on était très soudés. On était 19 et les 19 syndiqués à la CGT. C’était aussi une vraie bande de copains, on se retrouvait souvent pour boire un coup ou faire la fête.

Au district, c’était une vieille bâtisse et les vestiaires étaient dans un sale état. Il n’y avait même pas de douche. Tout était vieux et dégueulasse. On avait demandé plusieurs fois à la direction, en CHS, de refaire les vestiaires et d’installer des douches. Mais le chef de centre qui ne nous aimait pas trop, il nous trouvait trop rouge à son goût, refusait de faire quoi que ce soit.

Un soir, on en a eu marre et avec les copains on en a discuté en buvant un coup. Certains en avaient tellement marre qu’ils voulaient faire grève. Mais on trouvait ça con de perdre de l’argent pour quelque chose qui nous était dû.

Et là, on a eu l’idée de ne plus aller se changer dans les vestiaires mais dans le bureau du chef de district et dans l’accueil public. Tout le monde était d’accord et le lendemain matin avec mon collègue d’équipe, je frappe à la porte du chef. Il me dit d’entrer. Il nous voit et il nous demande ce qu’on lui veut.

– Voila Monsieur comme les vestiaires sont trop sales et vétustes, on a décidé de venir se changer dans votre bureau.

– C’est quoi ces conneries ! Mais il n’en est pas question !

Et là, on descend nos pantalons, on retire nos chaussures et nos chemises. Et nous voilà en slip devant le chef.

– Mais vous êtes fou ! Mais vous êtes fou !

– Non monsieur, on n’est pas fou mais tant que vous n’aurez pas refait nos vestiaires avec des douches on viendra se changer chez vous.

– Vous pouvez faire ce que vous voulez ça ne changera rien.

On a enfilé nos bleus et on est parti sur les chantiers en lui laissant nos habits en tas par terre. Le soir, rebelote, on est revenu se changer dans son bureau et on a laissé nos bleus qui sentaient bien fort la sueur. Pendant que nous on se changeait dans son bureau, d’autres se changeaient en plein accueil clientèle. Ça a duré trois jours comme ça. Au bout du troisième jour, on arrive dans le bureau et le chef de district nous menace de sanction et nous averti que le chef de centre sera là le lendemain. Le lendemain, on revient et le chef de centre était là, en personne. Nous, on se démonte pas et on commence à se désaper.

– Mais qu’est-ce que vous faites là ?

– Monsieur, venez voir nos vestiaires et vous comprendrez ce qu’on fait là.

Et le chef de centre est passé voir nos vestiaires. Un mois plus tard, nos vestiaires étaient refaits à neuf et on avait enfin des douches.

Cette histoire nous a montré qu’on n’est pas toujours obligé de faire grève pour obtenir quelque chose et ça reste une action mémorable.

Je me revois nous désaper devant le chef éberlué. C’est la seule fois de ma vie où j’ai baissé mon pantalon devant un patron.

En 1959, j’avais douze ans. A l’époque, on allait souvent dans un petit cinéma de quartier qui s’appelait le Trianon. Ce jour là, avec Loulou, un copain d’enfance, on avait été voir un western avec John Wayne. On était revenu tout excité en faisant des scènes de bataille où on massacrait à coup de Winchesters imaginaires des centaines de peaux rouges enragés. Dans la cage d’escalier, c’était l’attaque de la caravane. On hurlait :

-Pan ! Pan ! Tiens, sale indien ! T’es mort !

Quand je suis rentré à la maison, mon père m’a appelé. Je me rappelle, il était allongé sur son lit, il fumait une cigarette. Il m’a demandé ce que j’avais été voir au ciné. Quand je lui ai dit que c’était un western, il m’a dit :

Comment ils étaient les indiens dans ton film, gentils ou méchants ?

Je lui ai répondu que les indiens c’était toujours les méchants. Mon père s’est assis sur le lit et il m’a dit de venir à coté de lui. Il m’a dit :

– Il faut que je te parle.

Je me souviendrais toujours de ce qu’il m’a dit ce jour là.

– Ecoute-moi bien ! Si les indiens, c’est les méchants, c’est qu’on leur a tout pris. On leur a pris leurs terres, on leur a pris leurs femmes et leurs enfants, on les a parqués dans des réserves comme des bêtes.

J’ai demandé à mon père pourquoi les westerns ne racontaient pas tout ça.

– Tu vois, les films ne racontent pas toujours la vérité. Ceux qui font ces films font partie des blancs qui autrefois ont pris les terres des indiens. N’oublie jamais ça mon fils, souvent les gens qui se battent et qu’on fait passer pour les méchants dans les films ou dans les journaux, ce sont des gens qui se battent parce qu’ils n’ont plus rien.

Je me souviendrais toujours de ces paroles. A partir de là, je n’ai plus jamais regardé les indiens de la même façon. J’ai pris conscience de l’injustice et du mensonge officiel. Je me suis rendu compte que les rouges et les peaux rouge, c’était souvent les méchants dans les films ou à la télévision, alors qu’en vérité, ce sont des gens qui se battent parce qu’ils n’ont rien et qu’ils connaissent la misère.

Quand neuf ans plus tard, 68 est arrivé, je me souviens que je poussais mon cri de guerre dans les manifestations :

– You ! You ! You ! Les indiens à l’attaque !

Je peux dire que ma prise de conscience de la lutte et de la révolte est née ce jour là, de cette parole de mon père par rapport à ce film.

Des années plus tard, dans les années 80, la mairie a voulu fermer le cinéma pour faire une opération immobilière. On a monté une association de défense. On a arrosé la ville de tracts. A la finale, le cinéma a été sauvé. Je suis fier d’avoir participé à cette lutte comme à beaucoup d’autre.

Cette année, j’ai été y voir un film documentaire sur la lutte dans les usines LIP qui avaient eu lieu dans les années 75. Ça s’appelle LIP, L’Imagination au Pouvoir. C’est un film fantastique sur les hommes et les femmes qui réalisent quelque chose de grand et de fort dans la lutte. La lutte, c’est ça, c’est des gens qui se mettent ensemble et qui se bougent pour quelque chose.

Une phrase que m’avait dit mon père sur la lutte m’a aussi beaucoup marqué, il m’avait dit qu’il n’y a que les combats que l’on ne mène pas qui sont perdus d’avance. Et c’est vrai !

Dimanche, c’est la journée de la déportation et je chante le chant des Marais.

Qui sait mieux le chanter qu’un ancien déporté ? C’est un chant qui a été crée par des déportés allemands du camp de Boguermor, à côté de Hambourg. Ils défrichaient des marais avant la guerre en trente sept ou trente huit, alors qu’il n’y avait aucun espoir pour eux. Ils ont crée ce chant qui est devenu le chant de la déportation.

Après la guerre, je le chantais dans des soirées, quand j’étais directeur CCAS à Val d’Isère. On avait monté une chorale et on chantait le chant des Marais quand on donnait des soirées cabaret:

Loin vers l’infini s’étendent les grands prés marécageux
Pas un seul oiseau ne chante dans les arbres secs et creux
Ô terre de détresse où nous devons sans cesse piocher… piocher…

C’est un chant d’espoir ça ! Et on chantait ça en soirée cabaret pour les gens, pour pas oublier. On chantait du Ferrat, Nuit et brouillard, l’Affiche rouge, L’Internationale. J’avais douze, treize ans, c’était en trente cinq, trente six. J’allais aux manifestations avec mon père contre la guerre en Espagne ou pour le front populaire.

Aux moments de la guerre d’Espagne, en 36, c’est là que tout a commencé, quand on a laissé les fascistes italiens et allemands massacrer les Brigades Internationales. C’est là que ça a tout déclenché.

Après, la guerre est arrivée et je suis rentré dans la résistance. En 41, à vingt ans, je me suis fait arrêter. J’étais Nuit et brouillard. J’étais classé comme terroriste. J’étais résistant, j’étais FTP, franc tireur partisan. On n’était pas considéré comme résistants mais comme terroristes. On était jugé par un tribunal de l’armée allemande et ils nous emmenaient pour nous fusiller.

Les communistes, c’était encore pire, ils les guillotinaient. J’ai huit camarades qui ont été fusillé au mont Valérien. De temps en temps, je vais les voir au cimetière d’Ivry. Moi, j’ai eu un coup de pot, moi, ils m’ont pas fusillé, ils m’ont déporté en Allemagne.

C’est là-bas, en camp de concentration que j’ai chanté la plus belle Internationale. Je me souviens, c’était pour la nuit du trente et un décembre au premier janvier. Dans le bloc, à minuit, on s’est tous mis à chanter l’Internationale. Dans le bloc d’à coté, les Russes se sont mis à la chanter en Russe. Nous, on chantait en Français. Ca a été la plus belle Internationale que j’ai jamais chantée.

Aujourd’hui, plus personne chante l’Internationale, ça veut plus rien dire. Moi, de temps en temps, je me la fredonne tout doucement, pour moi.

Marcel Paul m’a dit un jour, que nous, les anciens déportés, on était condamné à témoigner jusqu’à notre dernier souffle de vie. C’est pour ça qu’aujourd’hui, je vais dans les collèges et dans les lycées.

Moi, jusqu’à mon dernier souffle de vie, je raconterais ce que j’ai vécu en camp de concentration

Je sais pas si les gens peuvent se rendre compte par rapport à nous, qui avons vécu ça. On aimait la vie. On était jeune.

Moi, chaque semaine je vais dans des lycées, dans des collèges pour raconter tout ça, c’est important. Les enfants, ils méritent qu’on s’occupe d’eux.

Quand je vois des collégiens, je leur dis :

-Vous me voyez, je suis vieux. Mais ce que j’ai vécu dans les camps, j’étais jeune, j’avais vingt et un ans. Regardez-pas un pépé de quatre vingt balais. Regardez-moi jeune.

Moi, jusqu’à mon dernier souffle de vie je raconterai ce qu’il s’est passé.

Avant 36, pour moi les vacances, c’était quand on partait chez ma tante qui avait une bicoque à Villeparisis. En rigolant, on disait que les plus riches partaient à Brunoy. On dépassait jamais la région Parisienne.

36, ça a été une révolution extraordinaire ! Les patrons disaient qu’ils allaient faire faillite et ils n’ont jamais fait faillite. Aujourd’hui ils chantent sur le même air contre la semaine de trente cinq heures ou la retraite, ça n’a pas changé.

J’ai fait ma première colonie de vacances en 1936.

On n’était que des enfants d’ouvriers, des gosses du quinzième et c’était la première fois qu’on partait comme ça.

On nous a dit qu’on allait voir la mer.

Voir la mer ! Rien que ça c’était extraordinaire.

La mer, moi je l’imaginais même pas. Quand je demandais à mes parents, eux, ils l’avaient vu en Pologne avant de fuir à la fin des années vingt parce qu’ils étaient juifs. Maman me racontait la mer.

Elle me racontait les vagues, elle me disait que c’était comme quand les péniches passent sur la Seine et que les vagues viennent cogner contre les quais mais en beaucoup plus grand, en beaucoup plus beau. Et moi j’avais onze ans et j’allais voir la mer.

On est parti à des centaines de gosses de Paris et de la banlieue en train à Mimizan. On a débarqué là-bas. On était tous en rang sur le quai de la gare. Je me rappelle pour traverser Mimizan on s’est mis à chanter l’Internationale en pleine ville.

En ce temps là, il n’y avait que les bourgeois qui partaient en vacances et ils nous regardaient passer en se serrant avec des regards noirs.

On chantait la Jeune garde, on chantait la cucaracha qui était aussi une chanson avant-gardiste des Mexicains. On chantait sans arrêt.

Nous on était gosses mais on savait déjà pas mal de choses. Puis faut pas oublier que beaucoup des enfants de la classe ouvrière commençaient à travailler dur dès treize ou quatorze ans.

Cette année là, les pauvres sont partis en vacances.

Je me souviens on s’est retrouvé à camper près de la forêt.

Puis on nous a amené voir la mer. On a traversé la forêt et là…

Et là, j’ai vu la mer !

Ça reste pour moi un souvenir extraordinaire.

En 36, j’ai vu la mer pour la première fois.

Quand j’entends les chansons comme On n’a pas tous les jours vingt ans, moi, ça me fait mal, j’ai jamais eu mes vingt ans, j’ai jamais eu mes dix huit ans.

Mes parents étaient très, très justes. Mes parents étaient des petits fermiers en Normandie. Ils travaillaient tout le temps mais ils devaient tout le temps de l’argent.

Ils avaient une petite ferme et ils avaient été obligés de la laisser par saisie, tellement ils pouvaient pas payer. Ils n’avaient pas eu de chance.

Le jour de la vente, on a caché des poules, des petites choses pour pas qu’elles soient prises dans la saisie par l’huissier. On a été expulsé. J’avais huit ans et ça m’a marquée.

On s’est retrouvé à vingt kilomètres dans un petit bourg.

Papa allait tirer de la pierre dans les carrières. Il fallait enlever la terre, faire le découvert pour avoir la pierre. Mais quand il faisait que ça dans sa journée, ça donnait rien, il était payé rien du tout. Il était payé que pour la pierre. Il avait sa pioche et sa brouette et il fallait qu’il fasse tant de brouettes dans sa journée.

Papa savait ni lire ni écrire et c’est moi qui écrivais ce qu’il avait fait dans sa journée. J’avais neuf, dix ans et j’écrivais sur un carnet le nombre de brouettes qu’il avait fait dans sa journée.

Celui qui était propriétaire de la carrière, sa femme tenait un hôtel, ils avaient une épicerie tabac. Au bout du mois, quand mon père voulait se faire payer le peu de sous qu’il gagnait, il était d’abord obligé d’acheter dans l’épicerie.

Et quand mon père s’achetait un peu de tabac, ça faisait des scènes entre maman et papa. C’est pas qu’ils s’aimaient pas mais c’était à cause du manque d’argent. Quand il se payait son paquet de tabac, c’était la guerre entre eux. Il avait pas le droit d’acheter des choses pour son plaisir alors qu’il n’y avait rien pour la maison.

En ce temps là, les propriétaires prenaient tout. Les gens n’avaient jamais assez d’argent pour s’installer.

Heureusement, après, avec les syndicats, les luttes, les gens ne se sont plus laissés faire, ils se sont révoltés et ils ont obtenu des choses.

J’ai donné plus que ma vie à la lutte. J’ai donné tout mon temps. A quel moment j’ai été chez moi à faire sauter mes enfants sur mes genoux ? Aucun.

Mes enfants me l’ont reproché après :

– Jamais, tu nous a fait sauté sur les genoux.

Et c’est vrai ! Je m’occupais tellement des autres que je n’avais pas de temps à moi. C’était ma femme qui s’occupait des enfants.

Je travaillais la semaine. En semaine, tous les soirs, on se réunissait après le boulot. On n’avait pas le droit de se réunir dans l’usine à cette époque là. Puis les samedis et dimanches, je partais de Dunkerque à Paris pour des réunions.

On menait des grèves très dures, très fortes.

Tout ça c’est perdu, cette vie, ce qu’on a vécu on ne sait plus à qui le raconter.

Tout ce que je raconte là je ne pourrais jamais plus le raconter.

Je ne peux même pas le raconter à mes enfants ni même à mes petits enfants parce que ça ne les intéresse pas, ça contredit trop ce qu’il voit à la télé. Pourtant je leur dis :

– La mémoire elle est là dans la tête de ceux qui ont vécu. Si vous ne la prenez pas, elle sera perdue. Vous ne connaîtrez même pas votre origine.

Notre histoire est passée par le pire et le meilleur j’ai connu le front populaire, j’ai connu la guerre. J’ai vécu les bombardements, l’exode, de voir des gens les tripes à l’air. J’ai vécu la libération, les grandes luttes d’après guerre. Tout ça fait un homme.

Est-ce que c’est vraiment des moments tristes pour nous qui avons vécu tout ça ?

En vérité non. Au moment où on les vit, c’est pas triste, ça appartient à notre vie, on le prend, on le vit. C’est seulement après qu’on se rend compte que c’est triste. C’est seulement après qu’on devient méchant. Avant, on n’était que des gosses mais après on a eu seize, dix sept ans et là on se rend compte de tout et on veut plus se laisser faire.

C’est pour ça que je suis devenu communiste. C’est parce que j’ai vécu toutes ces choses, que j’ai vu toutes ces horreurs que j’ai voulu me battre. Après la guerre, nous avons lutté pour ne plus avoir à torcher les fesses des patrons.

Le triste c’est qu’aujourd’hui, quand je veux raconter ce que cela signifiait pour nous la dictature du prolétariat à mes petits enfants qui ont fait des études et qui sont fortunés, ils me regardent comme un extra terrestre. C’est comme si je parlais à un mur, pire, c’est comme si j’étais un opposant, un ennemi. Mais eux ne peuvent pas me comprendre.

Alors on garde tout ça à l’intérieur de soi et c’est mauvais, on se met à râler, on devient mauvais parce que c’est dans les tripes et ça ne peut pas sortir.

La mémoire on ne sait plus à qui la donner.

J’ai commencé en 1947 comme chauffeur de four à l’usine à gaz du Landy.

C’était intenable les fours. Pour dire la chaleur, c’est simple on amenait nos patates et on les posait sur la tête de batterie et elles cuisaient là. Les fours, c’était l’enfer, c’était le bagne. D’ailleurs, on nous appelait les bagnards avec nos sabots en bois.

A l’usine, les gars ne vivaient pas vieux. On avait tous de l’oxyde de carbone dans le sang. C’est une maladie qui commençait par des saignements de nez puis ça attaquait les muqueuses et la gorge et ça se transformait en cancer. Un chauffeur de four qui atteignait 60, 65 ans avait beaucoup de chance. Avoir dix ans de retraite, c’était une chance pour un chauffeur de four. Beaucoup de mes camarades sont partis à cinquante, cinquante cinq ans sans voir la retraite.

J’ai eu la chance de ne rester que sept ans aux fours et c’est pour ça que je suis encore là aujourd’hui.

Le Landy, c’était le bagne et pourtant quand l’usine a fermé, tout le monde chialait. Il y avait une tellement grande solidarité entre les gars à l’intérieur de ces usines. On était entre le Landy et le Cornillon près de sept mille travailleurs. On était sept milles mais on était comme les doigts de la main.

Lorsqu’on lançait un appel quand quelque chose n’allait plus, on allait à la sirène. Un coup de sirène et ça voulait dire :

Rendez-vous à la grue.

Au coup de sirène, tous les corps de métier s’arrêtaient et se retrouvaient au pied de la grande grue. Deux à trois milles bonhommes, en dix minutes, étaient là, pas un ne manquait à l’appel. Tout le Landy était là. Et très peu de temps après, on entendait la sirène du Cornillon et tout le Cornillon s’arrêtait à son tour. Et tous les gars étaient prêts pour la lutte.

Il y avait une solidarité terrible entre les hommes et on savait pourquoi on luttait.

On a tout fait pour que nos enfants ne vivent pas la vie de misère qu’on a vécue.

Quand j’ai milité, je me suis toujours dit :

–  Bon Dieu ! J’espère que mes enfants n’auront pas à faire ce que j’ai fait.

Aujourd’hui, on vit mieux, on vit plus longtemps, on mange mieux. Il y a quand même eu une nette amélioration de la vie grâce à toutes nos luttes.

Les moments forts, les moments précis que j’ai vécu avec Marcel Paul, ça a été toujours dans des grèves, dans des luttes.

C’était très dur de travailler avec Marcel Paul, c’était un homme infatigable qui pouvait travailler vingt heures par jour. Cette force de travail venait de l’homme, de sa volonté de tout vaincre, de sa volonté de mettre le plus possible d’énergie au service du peuple.

Il n’y avait pas que Marcel Paul, il y avait tous un tas de militants d’une capacité de travail impressionnante qui ont fait le statut et les œuvres sociales. Au départ, il n’y avait rien du tout, il a fallu tout créer, tout imaginer.

Marcel Paul, c’était un homme qui se pointait n’importe où, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit pour voir les gars sur le terrain et parler avec eux. C’est un homme quand il était ministre qui passait la nuit dans les usines à gaz, il cassait la croûte avec les chauffeurs de four en haillons. C’est là, où se trouvaient les vrais prolos. La force vive de la lutte était dans les usines et dans les centrales.

C’est là, où je l’ai rencontré pour la première fois en 1947 à l’usine du Landy. J’avais dix huit ans et j’étais aux fours. On était tellement dégueulasse, tellement noir par le charbon qu’on voyait que les dents et les yeux. Et il casse croûtait avec nous, et il nous parlait.

Il avait cette petite voix fluette, on aurait dit une voix de femme ou de garçonnet. On était toujours très étonné de l’entendre parler. Mais il avait une voix d’une portée exceptionnelle.

Marcel Paul parlait simplement, toujours de façon très ferme, très déterminé. Il savait transmettre l’envie de se battre, l’envie de ne pas céder à rien du tout, de ne jamais plier, ne jamais trahir.

La chose qu’il nous disait le plus souvent c’était :

– Les gars faire le statut national ça a pas été le plus difficile avec l’aide que j’ai reçu des copains. Mais ce sera plus difficile de le conserver.

Il avait ce statut en tête, c’était la prunelle de ses yeux, le statut national. Pourquoi ?

 Il disait :

–   C’est la première fois que la classe ouvrière a un point sur lequel s’appuyer.

       Faisons ça pour tous les travailleurs et Ce serait Le Paradis pour eux.

Je suis fier de mon passé, je suis fier d’avoir côtoyé ces hommes et d’avoir hérité un peu de leur courage et de leur volonté.