En 1959, j’avais douze ans. A l’époque, on allait souvent dans un petit cinéma de quartier qui s’appelait le Trianon. Ce jour là, avec Loulou, un copain d’enfance, on avait été voir un western avec John Wayne. On était revenu tout excité en faisant des scènes de bataille où on massacrait à coup de Winchesters imaginaires des centaines de peaux rouges enragés. Dans la cage d’escalier, c’était l’attaque de la caravane. On hurlait :
-Pan ! Pan ! Tiens, sale indien ! T’es mort !
Quand je suis rentré à la maison, mon père m’a appelé. Je me rappelle, il était allongé sur son lit, il fumait une cigarette. Il m’a demandé ce que j’avais été voir au ciné. Quand je lui ai dit que c’était un western, il m’a dit :
–Comment ils étaient les indiens dans ton film, gentils ou méchants ?
Je lui ai répondu que les indiens c’était toujours les méchants. Mon père s’est assis sur le lit et il m’a dit de venir à coté de lui. Il m’a dit :
– Il faut que je te parle.
Je me souviendrais toujours de ce qu’il m’a dit ce jour là.
– Ecoute-moi bien ! Si les indiens, c’est les méchants, c’est qu’on leur a tout pris. On leur a pris leurs terres, on leur a pris leurs femmes et leurs enfants, on les a parqués dans des réserves comme des bêtes.
J’ai demandé à mon père pourquoi les westerns ne racontaient pas tout ça.
– Tu vois, les films ne racontent pas toujours la vérité. Ceux qui font ces films font partie des blancs qui autrefois ont pris les terres des indiens. N’oublie jamais ça mon fils, souvent les gens qui se battent et qu’on fait passer pour les méchants dans les films ou dans les journaux, ce sont des gens qui se battent parce qu’ils n’ont plus rien.
Je me souviendrais toujours de ces paroles. A partir de là, je n’ai plus jamais regardé les indiens de la même façon. J’ai pris conscience de l’injustice et du mensonge officiel. Je me suis rendu compte que les rouges et les peaux rouge, c’était souvent les méchants dans les films ou à la télévision, alors qu’en vérité, ce sont des gens qui se battent parce qu’ils n’ont rien et qu’ils connaissent la misère.
Quand neuf ans plus tard, 68 est arrivé, je me souviens que je poussais mon cri de guerre dans les manifestations :
– You ! You ! You ! Les indiens à l’attaque !
Je peux dire que ma prise de conscience de la lutte et de la révolte est née ce jour là, de cette parole de mon père par rapport à ce film.
Des années plus tard, dans les années 80, la mairie a voulu fermer le cinéma pour faire une opération immobilière. On a monté une association de défense. On a arrosé la ville de tracts. A la finale, le cinéma a été sauvé. Je suis fier d’avoir participé à cette lutte comme à beaucoup d’autre.
Cette année, j’ai été y voir un film documentaire sur la lutte dans les usines LIP qui avaient eu lieu dans les années 75. Ça s’appelle LIP, L’Imagination au Pouvoir. C’est un film fantastique sur les hommes et les femmes qui réalisent quelque chose de grand et de fort dans la lutte. La lutte, c’est ça, c’est des gens qui se mettent ensemble et qui se bougent pour quelque chose.
Une phrase que m’avait dit mon père sur la lutte m’a aussi beaucoup marqué, il m’avait dit qu’il n’y a que les combats que l’on ne mène pas qui sont perdus d’avance. Et c’est vrai !