J’ai donné plus que ma vie à la lutte. J’ai donné tout mon temps. A quel moment j’ai été chez moi à faire sauter mes enfants sur mes genoux ? Aucun.
Mes enfants me l’ont reproché après :
– Jamais, tu nous a fait sauté sur les genoux.
Et c’est vrai ! Je m’occupais tellement des autres que je n’avais pas de temps à moi. C’était ma femme qui s’occupait des enfants.
Je travaillais la semaine. En semaine, tous les soirs, on se réunissait après le boulot. On n’avait pas le droit de se réunir dans l’usine à cette époque là. Puis les samedis et dimanches, je partais de Dunkerque à Paris pour des réunions.
On menait des grèves très dures, très fortes.
Tout ça c’est perdu, cette vie, ce qu’on a vécu on ne sait plus à qui le raconter.
Tout ce que je raconte là je ne pourrais jamais plus le raconter.
Je ne peux même pas le raconter à mes enfants ni même à mes petits enfants parce que ça ne les intéresse pas, ça contredit trop ce qu’il voit à la télé. Pourtant je leur dis :
– La mémoire elle est là dans la tête de ceux qui ont vécu. Si vous ne la prenez pas, elle sera perdue. Vous ne connaîtrez même pas votre origine.
Notre histoire est passée par le pire et le meilleur j’ai connu le front populaire, j’ai connu la guerre. J’ai vécu les bombardements, l’exode, de voir des gens les tripes à l’air. J’ai vécu la libération, les grandes luttes d’après guerre. Tout ça fait un homme.
Est-ce que c’est vraiment des moments tristes pour nous qui avons vécu tout ça ?
En vérité non. Au moment où on les vit, c’est pas triste, ça appartient à notre vie, on le prend, on le vit. C’est seulement après qu’on se rend compte que c’est triste. C’est seulement après qu’on devient méchant. Avant, on n’était que des gosses mais après on a eu seize, dix sept ans et là on se rend compte de tout et on veut plus se laisser faire.
C’est pour ça que je suis devenu communiste. C’est parce que j’ai vécu toutes ces choses, que j’ai vu toutes ces horreurs que j’ai voulu me battre. Après la guerre, nous avons lutté pour ne plus avoir à torcher les fesses des patrons.
Le triste c’est qu’aujourd’hui, quand je veux raconter ce que cela signifiait pour nous la dictature du prolétariat à mes petits enfants qui ont fait des études et qui sont fortunés, ils me regardent comme un extra terrestre. C’est comme si je parlais à un mur, pire, c’est comme si j’étais un opposant, un ennemi. Mais eux ne peuvent pas me comprendre.
Alors on garde tout ça à l’intérieur de soi et c’est mauvais, on se met à râler, on devient mauvais parce que c’est dans les tripes et ça ne peut pas sortir.
La mémoire on ne sait plus à qui la donner.