J’ai commencé à travailler à 14 ans parce que mon père n’avait pas survécu à son retour des camps de travail en Allemagne. A 17 ans, j’ai eu droit en tant que fils d’agent décédé de rentrer dans la maison comme apprenti. Premier accueil, le contremaître qui était un ancien de l’époque du privé m’a dit :

– As-tu des outils toi ?

A cette époque, on achetait nos outils. Je n’avais pas un rond. Je lui ai dit que non.

– Bien, tu vas en chercher si tu veux travailler comme apprenti.

Le chef d’équipe était là et il a dit au contremaître :

– Toi, ta gueule ! Fous-moi le camp ! Ce mec là, c’est moi qui le prends en charge.

Le contremaître a eu peur et il est sorti et l’homme qui avait parlé m’a dit :

– Tu vois, mes outils sont là et tu peux t’en servir tant que tu veux à partir d’aujourd’hui. La seule chose que je te demande, c’est de les nettoyer et de les remettre à leur place chaque fois que tu t’en serviras. Maintenant t’es avec moi et c’est pas ces autres cons qui vont te commander mais moi qui vais t’apprendre le travail.

Ce monsieur s’appelait Charles Laquenne. Au début, je l’appelais monsieur mais au bout de deux ans, je l’appelais Charlot. Charlot, à partir de ce jour, c’est devenu plus qu’un pote, un second père. C’était un Dieu pour moi. Il prenait son temps pour m’apprendre les secrets du métier. Charlot était du PC et il m’a initié à la politique et à la lutte. Il m’a dit très vite :

– Tu vois jeune, il y a deux classes. Il y a ceux qui ont tout et ceux qui ont rien. Il y a ceux qui triment et qui luttent pour avoir des sous, c’est nous, et, il y a les autres, ceux qui ont tout et qui nous font trimer, ceux là sont à tuer.

C’était simple, c’était clair.

J’ai commencé comme arpète en équipe travaux. Nous, le matin, on partait dans la ville ou la campagne avec nos poussettes. C’était des sortes de gros chariots à bras en bois avec de grandes roues et on chargeait notre matériel dedans, nos fils de cuivre, nos outils et nos échelles de douze mètres. On poussait nos carrioles dans les rues de Saint Lô. Après la guerre, Saint Lô avait été complètement détruite, il n’y avait plus rien. On plantait des poteaux pour amener le courant partout. On faisait nos trous à la barre à mine et à la pelle curette. On levait les poteaux à la fourche. On faisait tout à la main et sans la moindre machine. On voyait les maisons se reconstruire, la ville reprendre vie. On était fier, on était heureux. On gagnait très peu et comme mon frère, je donnais tous mes sous à ma mère qui élevait mes cinq petits frères et sœurs.

Mais le matin, on avait tous le sourire, même dans la mouise, on était tellement content de se retrouver chaque jour. L’EDF, c’était une famille, c’était la fête pour les anniversaires, les naissances, les mariages. C’était pas triste, c’était l’amitié, c’était la camaraderie, c’était le Bonheur.

Quand Charlot est parti à la retraite, il a quitté ses fonctions de délégué syndical et c’est moi qui ai repris le flambeau. J’avais vingt huit ans et j’étais très fort. Quand Charlot est parti à la retraite, il m’avait légué sa caisse à outils. Il m’avait dit :

– Tiens, c’est pour toi, j’en n’ai plus besoin maintenant. Continue à bien les soigner.

Cette caisse, je l’ai toujours gardée avec moi. Il ne manque pas un outil. Elle est au fond du garage et de temps en temps, je nettoie les outils et je repense à Charlot.