Je me souviens quand mon père m’a emmené la première fois à Marrakech sur la place Djama el-Fna. Pour moi, ça a été un moment magique. J’étais enfant et je voyais tout ce monde, il y avait les odeurs de viandes grillées, d’épices qui se mélangeaient dans l’air et toutes ces couleurs, tout ce monde. Je m’accrochais à mon père. Il n’y avait pas autant de touristes qu’aujourd’hui. Il y avait les jongleurs, les danses, les montreurs de serpent.
Je me souviens bien des conteurs qui venaient sur cette place.
C’était des gens qui ne savaient ni lire, ni écrire mais fallait voir la parole, la langue qu’ils avaient. C’était magique de les écouter.
Il y avait beaucoup d’histoires de Djeha. Djeha on le prend pour un idiot mais c’est un rusé. Je me souviens de celle où Djeha ne peut plus payer ses dettes et on vend sa maison.
C’est Djeha, il est un pauvre, très pauvre. Un jour, il ne peut pas rembourser ses dettes et on vend sa maison. Le nouveau propriétaire arrive et voit Djeha, en larmes, à genou par terre. Djeha lui montre un clou, un vieux clou tout rouillé, tout tordu sur le mur.
– Tu vois ce clou planté dans le mur, c’est le clou de mes ancêtres. Il y a mon père qui y accrochait sa djellaba, le père de mon père y accrochait sa djellaba. Je t’en supplie, laisse moi juste ce clou enfoncé dans ce mur. L’autre dit :
– D’accord.
– Gloire à toi ! Tu es un juste parmi les justes, tu as ta place de réservée déjà au paradis.
Ils vont chez le notaire, et dans l’acte de vente, il est marqué que le clou enfoncé dans le mur reste la propriété de Djeha. Le propriétaire s’installe dans sa maison. Et voilà Djeha qui arrive. Ils se saluent, ils demandent des nouvelles.
– Ça va Djeha?
– Ça va. Je viens voir mon clou.
Et Djeha entre dans la maison et accroche un sac sur le clou.
– Qu’est-ce que tu accroches là ?
– J’accroche ce que je veux sur mon clou.
Et Djeha s’en va.
A peine il est parti, ça sent mauvais dans la maison, ça pue la charogne et l’odeur vient du sac accroché au clou. Il y a plein de mouches qui arrivent et qui bourdonnent autour du sac. On fait chercher Djeha qui revient.
– Mais qu’est-ce que tu as mis dans ce sac qui pue comme ça ?
– C’est juste des entrailles de bouc et trois rats crevés.
– Mais tu es fou ! Retire tout de suite ça de chez moi.
– Je mets ce que je veux dans mon sac qui est accroché à mon clou.
– Mais non !
– Mais si !
– Mais non !
– Bon écoute. Dit Djeha. On va pas se disputer bêtement pour un clou. On va aller voir le cadi et il dira qui a raison et qui a tort.
Ils vont voir le cadi.
Le cadi les écoute et il demande à voir l’acte de vente. A la fin, il donne son jugement :
– Il est bien marqué sur l’acte de vente que ce clou enfoncé dans le mur de ta maison est la propriété de Djeha alors Djeha peut accrocher ce qu’il veut sur son clou. Il fallait réfléchir avant de signer.
Le propriétaire a abandonné la maison et Djeha est revenu chez lui et il a accroché sa djellaba sur Son clou.
C’est pourquoi, au Maroc, quand on achète une maison ou quelque chose, on dit :
– Lis bien l’acte de vente. Souviens-toi du clou de Djeha !