Je suis né en 1929 et j’ai commencé comme apprenti dans une compagnie privée d’électricité en décembre 1945.
En 1946, il y a eu la nationalisation mais ça ne s’est pas fait tout seul. Il y a eu une grande consultation nationale dans toutes les compagnies privées pour savoir si on voulait rester en régie privée ou être rattaché à EDF. C’est le personnel qui décidait par un vote. Les patrons n’avaient pas grand-chose à dire car beaucoup d’entre eux avaient continué à faire des affaires en collaborant pendant la guerre. Mais certains agents ne voulaient pas être nationalisés. On avait pas mal d’avantages dans les compagnies privées. On avait des douches et le dimanche, le patron nous permettait d’emmener nos familles pour la douche. C’était l’époque des paternalistes et les patrons nous disaient qu’avec la nationalisation, on allait tout perdre. Et il y avait le problème des retraites. Avant la nationalisation, dans notre compagnie, comme dans beaucoup d’autres, la retraite n’était pas obligatoire. Il faut dire qu’on vivait moins vieux. La retraite n’existait pas et avec le nouveau statut, il y avait une partie de notre salaire qui devait servir à financer les retraites, cela représentait six pour cent en moins. Certains avaient peur de perdre leurs avantages et ont voté contre. Heureusement, le syndicat était bien implanté et ils nous informaient de l’intérêt d’être nationalisé pour nous et pour les gens.
J’ai voté pour la nationalisation. Je n’étais pas le seul et on est devenu EDF-GDF.
J’ai connu les premiers jours d’EDF-GDF après la guerre. Tout était à faire. Toute une partie de la France avait été détruite et il fallait tout reconstruire, tout électrifier, tout créer. On s’est tous retroussé les manches et on a construit les réseaux. Partout, ça construisait, des centrales, des barrages, des lignes électriques.
On œuvrait pour le bien de la nation comme on disait autrefois, on était au service du public. Cela ne veut plus rien dire aux jeunes d’aujourd’hui, le bien de la nation, le service public mais pour nous, cela voulait tout dire. On ne travaillait pas pour des actionnaires mais pour le bien des gens, pour le peuple. On croyait à tout ça.
Je me rends compte que ce que je dis n’a plus aucun sens pour les gens aujourd’hui, mais pour comprendre comment les choses se sont passées, il faut savoir tout ça. Mais le plus souvent, je préfère me taire quand je suis avec des jeunes, je sens dans leur regard que je les ennuis quand je leur dis qu’il faut sa battre, que nous, on s’est battu pour avoir tout ce qu’ils ont aujourd’hui. Rien n’est tombé du ciel et rien n’est jamais acquis pour toujours. La preuve, aujourd’hui, on remet en cause des droits obtenus en 1936 ou 1946.
Les congés payés, la retraite, la sécurité sociale, les 40 heures puis les 35 heures, les œuvres sociales ne sont pas venues tout seul. Avant, on n’avait pas de congés payés. Mon père, mon beau père n’avait jamais connu de vacances. Avant la guerre, on a eu droit à une semaine de congés payés par an avec le front populaire. Le père de ma femme qui était cheminot me racontait qu’en 1912, il n’avait pas droit aux congés. Il m’avait raconté qu’il s’était marié en 1914 juste avant la guerre et qu’il avait eu droit à une demi-journée de congé pour cause de mariage. Ça faisait un peu court pour le voyage de noces mais en ce temps là, personne ne partait en vacances à part les gens riches.
Après la guerre, on a retrouvé les congés payés ; une semaine puis deux, puis trois. Après, on est passé à quatre. On a obtenu tout ça peu à peu avec les luttes. Ce n’est pas le fruit du hasard. Rien n’est arrivé tout seul.
Il faut savoir prendre son destin en main sinon on n’obtient rien. Il faut savoir se battre sinon on va tout perdre.