J’ai travaillé trente cinq ans en hôpital dans les labos. A l’hôpital, pendant trente cinq ans, j’ai tous les jours été debout. Toujours debout et toujours à courir d’un étage à un autre étage, d’un bout d’un couloir à l’autre. Je n’aime pas les ascenseurs, ça m’a toujours fait peur de rester enfermée dans cette boîte en ferraille, alors, je prenais les escaliers. Je montais et je descendais à longueur de journée. Ma vie de travail, c’est une vie debout, c’est une vie à monter et à descendre les escaliers. Alors, forcément, aujourd’hui, à force d’être restée debout, j’ai des problèmes de jambes, j’ai eu des phlébites et j’ai mal aux genoux. Certains jours, je boîte un peu, le matin surtout.
Mais tous les jours, je fais ma promenade. Je me force certains matins, mais ma promenade, c’est sacré. Je descends les trois étages de ma tour et je pars me promener dans la ville, je regarde les maisons, je regarde les jardins. J’adore les jardins. Mon rêve, c’aurait été d’en avoir un, mais ici, même en banlieue, c’est devenu hors de prix. Moi, mon petit jardin, c’est sur mon balcon, j’y fais pousser de la menthe, du basilic, du persil, j’ai même des tomates cerises que je fais pousser en été et des fleurs bien sûr. Alors, quand je me promène, je quitte ma tour et la cité et je vais vers le quartier pavillonnaire.
Puis, j’ai mon secret. Tous les jours, je passe par mon petit sentier. C’est un petit chemin qui passe entre les murs des maisons et qui remonte vers la gare. Dans le béton, à deux endroits, il y a écrit Je t’aime avec deux grands cœurs. Il y a deux Je t’aime et deux grands cœurs, deux en haut du sentier et deux en bas. A chaque fois, je m’arrête et je reste un moment à les regarder.
L’autre jour, j’ai emmené ma petite fille qui a six ans en promenade et on est passé par le sentier et je lui ai dit :
– Tu vois ma chérie, les grands cœurs et les Je t’aime, c’est ton grand-père qui les a gravés pour moi dans le béton.
– C’est Grand-père qu’a fait ça pour toi ?
– Oui ma chérie, c’est ton grand-père pour ta grand-mère.
– Ça veut dire qu’il était très amoureux de toi alors ?
– Oui, ma chérie.
Et c’est vrai, mon mari, c’est un fou d’amour et c’est lui qui a gravé les cœurs. Quand ils avaient refait le sentier il y a une dizaine d’années, ils avaient mis des barrières, mais lui, ça a toujours été un bandit, il est passé par-dessus et il a tracé les cœurs et les Je t’aime avec son couteau dans le béton frais.
Alors, tous les jours, je passe par mon sentier et je regarde les cœurs en béton. Le sentier est un peu dans l’ombre et les gens passent ici sans les voir. C’est un peu mon secret que je savoure à chaque promenade. A chaque fois que je pose mon pas dessus, c’est le même bonheur, c’est la même joie.
Hier, je suis passée et j’ai vu qu’avec l’hiver et la pluie, une petite mousse s’était formée. On voyait mal les dessins des cœurs et les Je t’Aime. J’ai frotté avec mon pied et avec un bâton mais ça avait du mal à partir. Demain, je vais y retourner avec une brosse et de l’eau de javel pour bien tout nettoyer.
Des fois, j’imagine quand on ne sera plus là et je me dis que ma petite fille aura grandi, qu’elle aura des enfants et qu’elle les amènera peut-être voir les cœurs et les Je t’aime et qu’elle leur dira :
– C’est votre arrière grand-père qui les a fait pour votre arrière grand-mère parce qu’ils s’aimaient très fort.
Certaines ont des cœurs gravés dans les troncs d’un arbre, moi, j’ai des cœurs gravés dans le béton.